Lisbonne
Le signal de se tenir prêt à l’appareillage
général monta en tête du grand mât, et le mât de misaine arbora celui de virer
les ancres à pic. Ayant vérifié que les pavillons d’aperçu indiquaient partout
que la flotte était prête, le conseil des principaux du navire venait de
contresigner collectivement l’ordre de départ. Le pont fut aussitôt envahi par
des matelots accourus de toute part. Le maître d’équipage avait dégringolé du
toit de la dunette au balcon du gaillard et se tenait juste au-dessous du
vice-roi et du capitaine, dom Afonso de Noronha, avancés de deux pas pour se
rapprocher, sans se commettre, à portée de voix des forces vives de la caraque.
Le signal de l’appareillage avait partout
réveillé la flotte et généré une joyeuse animation sur les ponts et dans les
mâtures qui se couvrirent d’oriflammes répétant les signaux du capitaine
général. Les bourdons des églises se mirent à sonner au loin à toute volée,
bientôt couverts par la cloche de fronteau du gaillard d’avant. Trompettes,
hautbois, sacqueboutes, flûtes à bec, cornets à bouquin, cymbales et tambours
concouraient à donner à un incident naturel de la vie des gens de mer sa
dimension festive d’évènement historique. Après s’être concerté pour la forme
avec le capitaine-major et le capitaine, le maître saisit son sifflet, en tira
une harmonieuse modulation et hurla brusquement, les mains en porte-voix :
– Largue la misaine !
L’ordre répercuté par le sifflet du
contremaître fit s’activer les gabiers du mât de misaine à déferler la voile de
l’avant. Elle s’abattit depuis sa vergue, révélant la crois de l’Ordre du
Christ, laissée mollement battante appuyée sur le mât. Retenue par son ancre,
soumise au reflux de la marée et au vent du nord-est, la caraque oscillait
lentement d’un bord et de l’autre, la proue face à Lisbonne, la misaine
recevant le vent à contre, tournant le dos à l’Atlantique comme si elle
renâcler à partir. François qui jaugeait parfaitement la difficulté savourait à
l’avance la manière dont allait se retourner cap pour cap le vaisseau dix fois
plus gros que tout ce qu’il avait connu. Tous les autres navires de la flotte,
aidés de leurs embarcations, s’étaient embossés face à l’aval en profitant de
la marée montante du matin. Ils appareilleraient donc en un instant après la
caraque amirale. Bastião Cordeiro, maître d’équipage de l’amirale, ne pouvait
être au-dessous de sa tâche. Sur de son art, il avait manifestement mûri une
manœuvre inutile et extrêmement osée par pur plaisir et par coquetterie d’offrir
au vice-roi des Indes le panache d’un appareillage en majesté. Sur les navires
en alerte alentour, tous les hommes d’équipages avaient les yeux fixés sur la
spectacle attendu d’une invraisemblable manœuvre.
– Vire à pic !
Sous le gaillard d’avant, le grand cabestan
se mit à tourner, mû par la force libérée des hommes énervés par l’attente,
entrainés par un chant rythmé par le tambour et par le cliquetis des linguets
qui empêchaient la machine de dévirer. Poussant de la poitrine et des bras sur
les barres, ils commencèrent à embraquer tour pour tour le câble gros comme une
cuisse, déhalant la caraque contre le courant. Écrasé sous l’effort, l’énorme
cordage qui reliait la nef à son ancre suait l’eau dont il était imbibé dans
une forte odeur de goudron et de vase. Après quelques minutes qui semblèrent
des heures, le contremaître, cramponné à un hauban du mât de misaine le corps
au-dessus du Tage, constata que le câble de l’ancre était à la verticale.
Arrêtant la rotation du cabestan d’un coup de sifflet et d’un grand geste du
bras, il se retourna vers l’arrière et rendit compte :
– L’ancre est à pic !
– Brasse la misaine à tribord ! Largue
la civadière ! Vire à déraper !
Les hommes s’arc-boutèrent plus dur sur les
barres pour arracher l’énorme ancre en fer forgé, enfoncée des deux pattes dans
le sol portugais comme si elle refusait de le quitter. Elle apparut enfin
noire, luisante et dégoulinante comme un squelette de monstre marin.
– L’ancre est haute !
– À saisir ! La barre toute à droite !
Sur cet ordre relayé à travers l’écoutille,
les timoniers postés sous le gaillard amenèrent promptement la manuelle sur sa
butée tribord, à grandes brassées de palan. Le long barreau de bois traversait
le pont pour agir loin en dessous sur le timon.
Emportée doucement par le courant, Nossa Senhora do Monte do Carmo commença
à dériver en culant, pivotant lentement sur bâbord sous l’effet de couple
généré à l’avant par la misaine et la petite civadière établie sous le beaupré,
qui recevaient le vent à contre, et à l’arrière par le frein du gouvernail en
travers. Quand la caraque fut perpendiculaire au vent, François expliqua à son
compagnon que l’énorme surface de sa coque trouvait là une ferme position d’équilibre
et que, sans erre, elle n’avait pas le moindre espoir de poursuivre sa
giration.
– Alors ?
– Alors, il reste l’alternative de jeter une
ancre à nouveau ou d’aller s’échouer à la côte.
– Est-ce une manœuvre habituelle? Elle
semble bien compliquée. Non?
On s’activait au bossoir tribord à
immobiliser la grande ancre à son poste de mer, à entraver cette masse de fer
active, prête à tout démolir autour d’elle comme un taureau de combat dès que
la caraque se mettrait à rouler au sortir des passes.
– Largue la grand-voile !
Ses cargues brusquement libérées, la lourde
voile de toile épaisse s’abattit au-dessus des têtes dans un grondement chuintant
qui affola les passagers dont le front reflua en désordre. L’immense croix
rouge de l’Ordre du Christ se déploya comme un défi adressé aux forces du mal,
contre lesquelles semblait lutter la voile en battant furieusement au vent,
agitant en tous sens manœuvres et poulies dans une sarabande infernale traversée
de claquements terrifiants.
Le décor venait de changer d’un coup. La
caraque était maintenant magnifique sous le ciel très bleu parsemé de petits cumulus
de beau temps. Impressionnante comme un monument élevé à la mémoire des
découvreurs et à la gloire du Portugal. Se penchant vers l’écoutille ouverte à
ses pieds, le maître lança un ordre que personne n’entendit mais auquel
répondirent le bruit d’une chute dans l’eau et une vibration du pont. Quelques
instants plus tard, la caraque s’inclina d’un mouvement très doux sur tribord
et amorça un léger recul qui surprit et déséquilibra les spectateurs. Elle
réagissait souplement au coup de frein brutal causé par l’ancre d’embossage que
l’on venait de laisser tomber du tableau arrière, dont le grelin venait de se
tendre brusquement en grinçant. Le paysage alentour commença à tourner comme
par enchantement.
– Change la misaine ! Brasse la
grand-voile à bâbord et fais servir ! La barre au milieu !
Les matelots de pont actionnèrent
fébrilement les treuils à brasser pour réorienter la grand-vergue sous les
encouragements stridulants du maître canonnier, responsable des grandes écoutes
et titulaire pour cette charge d’un des quatre sifflets de la maistrance. D’autres,
renforcés par des grumètes, embraquaient main sur main, au sifflet du gardien,
les palans des amures de la grand-voile pour lui faire prendre le vent. Le
bateau bruissait de gazouillis impérieux comme une volière en chaleur. Les
forces du mal ayant sans doute renoncé, l’énorme voile se gonfla brusquement en
claquant. La paix et le silence régnèrent tout d’un coup dans la mâture. Dès qu’il
jugea que le cap du navire et la situation de la voilure étaient dans sa main,
le maître lança par l’écoutille:
– File en grand !
Sa retenue tranchée à la hache, le grelin
disparut par le sabord en fouettant l’air, abandonnant l’ancre d’embossage au
fond du Tage. Une bouée en liège se dandinant au bout de son orin indiquerait
dans le sillage l’emplacement de ce matériel de la couronne à la barge dc l’arsenal
qui viendrait le récupérer. Les signaux d’appareillage furent halés bas,
ordonnant aux autres navires de la flotte de déraper dans l’ordre de préséance
de leurs capitaines.
– À hisser le petit hunier !
L’ordre lâcha les gabiers impatients à l’assaut
des haubans du mât de misaine. Ceux du grand hunier se tenaient prêts au pied
du grand mât. Quand la caraque prit de l’erre en avant, le maître peaufina tranquillement
son échafaudage de toile, ajoutant encore quelques croix du Christ dans le ciel.
Depuis le temps où Henri le Navigateur en était le gouverneur, ces croix
peintes sur la toile grège symbolisaient la foi chrétienne et affirmaient le
poids moral de l’ordre dans la motivation des découvertes. Elles rappelaient
aussi sa participation déterminante à leur financement quand le Portugal n’était
encore qu’un petit État pauvre. C’était avant qu’il devienne le plus riche du monde
et que les cours étrangères surnomment avec une aigre envie Manuel Ier le roi du poivre.
– À hisser le grand hunier! Largue l’artimon!
Le triangle de l’artimon se déploya
brusquement et prit le vent en claquant comme un coup de mousquet au-dessus du château
arrière, faisant reculer les gens importants qui s’y sentaient déjà marins.
Le maître se signa et confia la caraque aux
ordres du pilote de la barre du Tage. Toutes ses voiles dehors et pleines, Nossa Senhora do Monte do Carmo courait
au grand largue prête à manœuvrer rapidement pour franchir les passes,
entraînant la flotte derrière elle. L’autorité du maitre, sa science ésotérique
capable de faire évoluer le monstrueux navire, de le plier à sa voix comme un
cheval dompté avaient médusé les témoins. Brusquement, François cria
« Bravo ! » et la foule explosa en applaudissements, en rires et
en commentaires animés. Sur la dunette, le vice-roi lui-même, qui avait montré
un front soucieux, battit des mains avec élégance, entraînant aussitôt les félicitations
du capitaine et les applaudissements courtisans de leur entourage. Ne
supportant pas l’hommage inconsidéré rendu à l’habilité d’un rustre, le
pilote-major pour la haute mer s’était retiré avant la fin de la manœuvre en
affichant un air préoccupé.
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